« Le nickel indonésien de nos batteries mène un peuple à l’anéantissement »

[pompé sur reporterre]

En Indonésie, l’exploitation du nickel par un consortium, dont fait partie l’entreprise française Eramet, risque de conduire à l’anéantissement d’un peuple, avertit notre chroniqueuse. Deux membres de ce peuple sont venus protester jusqu’à Paris.

Celia Izoard est autrice et journaliste. Elle est l’autrice de La ruée minière au XXIe siècle — Enquête sur les métaux à l’ère de la transition (éd. Seuil, 2024) et d’un recueil sur les usines du numérique (La Machine est ton seigneur et ton maître, Xu Lizhi, Yang, Jenny Chan, éd. Agone, 2022). Dans ces nouvelles chroniques, elle explore et divulgue les bas-fonds du capital.

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Dewi Anakoda, femme autochtone tobelo originaire d’Halmahera, a voyagé depuis l’Indonésie et manifesté devant le siège social d’Eramet.

L’extermination d’un peuple n’est pas toujours faite de sang et de hurlements. Elle peut cohabiter discrètement avec la vie de tous les jours. Se présenter sous une forme assez anodine. Elle peut se manifester par la présence de quelques individus hirsutes mendiant de la nourriture. Ou prendre la forme d’un programme de gestion des milieux naturels, établi par un bureau d’études pour le compte d’une entreprise basée dans le 15e arrondissement de Paris.

En 2019, le groupe français Eramet a commencé à extraire du nickel sur l’île d’Halmahera, en Indonésie, avec des entreprises chinoise (Tsingshan) et indonésienne (Antam). Dans une forêt primaire qu’il est en train d’abattre, le consortium Weda Bay Nickel exploite une concession grande comme quatre fois la ville de Paris.

Des dizaines de kilos de nickel par voiture électrique

Chaque batterie de voiture électrique contient entre 20 et 50 kg de nickel, selon la taille du véhicule. Pour électrifier le parc automobile du seul continent européen, il en faudrait environ 10 millions de tonnes [1], trois fois la production annuelle mondiale de ce métal qui sert aussi à faire de l’inox, des avions et des tanks.

Les principaux gisements de nickel de la planète se trouvent dans la latérite, une roche rouge typique des régions tropicales. Avec la ruée sur les batteries, la production de nickel d’Indonésie a été multipliée par dix en dix ans.

Depuis quelque temps, sur le camp minier d’Eramet, des silhouettes décharnées ont fait leur apparition. Des hommes et femmes, hagards, affamés, surgissent entre les arbres, demandent à manger. Ce sont des Hongana Manyawa, le peuple de chasseurs-cueilleurs qui vit dans la forêt de Tobelo qu’Eramet a commencé à détruire. L’exploitation minière a pollué les cours d’eau où ils buvaient et pêchaient et fait fuir le gibier. La quasi-totalité de la concession d’Eramet (85%) est sur leur territoire ancestral.

Décalage glaçant

Ces jours-ci, Ngigoro et Dewi, un homme et une femme des communautés de la forêt de Tobelo sont venus à Paris, accompagnés par les associations Survival International et Canopée. Ngigoro et Dewi ont manifesté devant le siège d’Eramet, portant la voix des 3 500 Hongana Manyawa de l’île d’Halmahera, dont environ 500 sont non contactés. Les anthropologues ont appelé ainsi les peuples autochtones qui vivent volontairement isolés de la population majoritaire.

Le fait est tristement connu depuis l’ère des conquistadors en Amazonie : si des membres de ces communautés se retrouvent subitement au milieu d’un camp minier, faute d’être immunisés à des virus dont les nouveaux venus peuvent être porteurs, ils risquent de mourir et de propager la mort parmi les leurs.

Ngigoro et Dewi ont été reçus le 26 novembre par des représentants d’Eramet qui se sont dit «ravis» de les rencontrer. Ngigoro les a suppliés d’arrêter de creuser sur leur territoire : «Si vous continuez à détruire la forêt, dans un an, trois ans tout au plus, mon peuple disparaîtra.» Les représentants d’Eramet ont répondu qu’ils allaient étudier la question.

«J’ai été glacée par le décalage entre la gravité des faits et les dérobades de l’entreprise et des services de l’État», a raconté après l’entrevue Klervi Le Guenic, chargée de campagne de l’association Canopée. D’après la Déclaration des Nations unies sur le droit des peuples autochtones, toute activité sur leurs terres doit recueillir le «consentement libre, informé et préalable» de ses habitants.

Droit de veto

C’est un droit de veto : pas de consentement, pas de mine. Eramet fait valoir que les chasseurs-cueilleurs Hongana Manyawa ne figurent pas sur la liste des peuples autochtones du gouvernement indonésien. Quant aux peuples non contactés, le droit international est clair : «Pas de contact. Toute intervention doit respecter la décision d’isolement des peuples autochtones non contactés ou récemment contactés.»

C’est ce qu’a rappelé en 2025 le groupe d’experts de l’ONU dans un rapport sur les droits des peuples autochtones confrontés à l’extraction de métaux critiques. Il réaffirme le principe «d’interdiction de toute activité minière sur les territoires de peuples non contactés».

Ces règles sont bien connues d’Eramet, simplement, «l’entreprise nie l’existence de peuples non contactés dans la forêt de Tobelo», rapporte Sophie Grig, directrice de campagne de Survival International pour l’Asie et le Pacifique. Pourtant, leur présence est signalée par plusieurs vidéos tournées sur le site minier.

«L’entreprise a rédigé un protocole de conduite à tenir en cas de rencontre avec ces habitants de la forêt», ajoute Sophie Grig. Enfin, Eramet a commandité et payé une étude à un cabinet étasunien d’anthropologues, Cross Cultural Consulting Services, qui constate leur existence. Un lanceur d’alerte a divulgué ce document qui a été transmis à Reporterre.

Lire aussi : À cause des voitures électriques, un peuple indonésien risque l’extermination

En 2013, le cabinet étasunien a rédigé un «Plan de gestion de la forêt de Tobelo» dans le but d’aider Eramet à «obtenir le consentement préalable libre et éclairé des communautés de la forêt de Tobelo». Les anthropologues y constatent «la difficulté à appliquer ce principe dès lors qu’une proportion importante de la population autochtone refuse d’être contactée.»

Les groupes de l’intérieur de la forêt, écrivent-ils, «semblent vivre en isolement volontaire et éviter tout contact». Comment faire? La stratégie proposée par le cabinet est d’acculturer progressivement les Hongana Manyawa : «Weda Bay Nickel devrait promouvoir des formes d’échanges permettant d’enseigner l’économie de marché aux autochtones de la forêt Tobelo.» On se croirait dans un mauvais scénario de film d’explorateurs.

En 2023, une nouvelle expertise de sciences humaines commandée par Eramet préconisait : «Weda Bay Nickel devrait créer une École de la Jungle» pour «enseigner l’économie de marché à la communauté Hongana Manyawa et s’assurer qu’elle interagisse avec le reste du monde».

Au fond, Eramet n’a pas besoin d’investir dans une école de la jungle. Perdre l’immense forêt de Tobelo qui est leur monde, leur foyer et leur subsistance, venir mendier de la nourriture distribuée dans des petits sachets plastiques, en attendant d’être déplacés ou anéantis : les Hongana Manyawa sont en train d’apprendre l’essentiel des valeurs du marché. La loi de la jungle — la nôtre.

Ngigoro, Dewi, et les porte-parole de Survival International et de Canopée ont été reçus par des représentants de différents ministères et de l’Agence des participations de l’État. Ils ont demandé l’arrêt immédiat des activités minières sur le territoire de ce peuple et sa transformation en sanctuaire («no go zone») en application des principes des Nations unies.


Contacté par courriel, le groupe Eramet n’a pas dit à Reporterre comment il comptait empêcher la disparition des Hongana Manyawa, mais assure que «le protocole» mis en place il y a quelques années permet d’entretenir «des relations respectueuses avec les quelques individus contactés qui peuvent vivre ou passer sur ou à proximité de la concession minière». Eramet a ajouté que Weda Bay Nickel adhère depuis 2022 aux bonnes pratiques de la mine responsable Irma, «le standard reconnu comme étant le plus exigeant du secteur minier à l’échelle internationale».

 

Notes

[1En calculant sur une base de 40 kilos par véhicule pour un parc automobile de 249 millions de véhicules, au sein duquel les véhicules électriques sont extrêmement minoritaires.

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