Près de Bordeaux, une raffinerie classée Seveso en zone inondable, projet d’« intérêt national majeur » qui fâche

[pompé sur lemonde.fr]

Au bord de la Garonne, la société EMME veut implanter une usine pour traiter nickel et cobalt à destination des batteries de véhicules électriques. Le projet, qui a reçu 150 millions d’euros d’aides publiques, suscite des inquiétudes environnementales et des doutes sur sa viabilité économique.

Un mercredi sur deux, sur le parking de l’Intermarché de Parempuyre (Gironde), à une demi-heure au nord de Bordeaux, une tente bleue est dressée entre 10 heures et midi près de l’entrée du magasin. Ni canelés ni huîtres à déguster. C’est la « permanence » du « projet EMME ». Juste avant de quitter Matignon, le 9 septembre, François Bayrou a signé un décret qualifiant ce projet d’« intérêt national majeur », le jugeant d’« importance stratégique » en matière de « souveraineté nationale » et de « transition écologique ». Porté par la société Electro Mobility Materials Europe (EMME), il vise à mettre en service en 2028, sur les bords de la Garonne, une raffinerie de nickel et de cobalt destinée à alimenter les batteries de véhicules électriques. « Je suis pour, c’est très bien, ça va créer de l’emploi », dit un retraité qui ne veut pas donner son nom. « Je ne suis pas convaincu du tout ; une fois de plus, l’économie va l’emporter sur l’écologie », répond Benjamin Turchut, policier à Bordeaux. Un résumé du débat qui devrait animer la campagne des municipales dans cette ville de 10 000 habitants.

« On n’est pas là pour convaincre les gens, mais pour répondre aux questions », explique Frédéric Tirel, directeur des opérations d’EMME. M. Tirel a fait ses armes en Nouvelle-Calédonie dans les mines de nickel. Ce mercredi 19 novembre, il plie sa tente au bout d’une heure et trente minutes, faute de combattants. Des questions, la future usine en soulève pourtant beaucoup. A commencer par sa localisation.

Classé Seveso seuil haut (le niveau de risque le plus élevé pour l’environnement), le site de 32 hectares se situe dans le lit majeur de la Garonne, en zone inondable. « Nous, on n’a même pas le droit de construire un cabanon de jardin, mais on va laisser s’installer une usine classée Seveso seuil haut, c’est insensé ! », témoigne Sabine Menaut, dont la bâtisse du XVIIe siècle borde le fleuve. Mme Menaut fait partie des dix riverains de la future raffinerie qui ont décidé de saisir la justice. Avec l’association de défense de l’environnement Sepanso Gironde, elle a déposé un recours devant le Conseil d’Etat, début novembre, pour demander l’annulation du décret.

Une importante réserve de biodiversité

L’enquête publique, prévue mi-décembre, durera un mois. Le conseil municipal de Saint-Louis-de-Montferrand, située en face du site, sur l’autre rive, n’a pas attendu cette consultation expresse pour exprimer ses réserves : fin septembre, il a rendu un avis défavorable sur la demande d’autorisation environnementale. Classée « en zone d’extrême danger » pour le risque inondation, la commune n’a pas oublié que l’Etat lui avait ordonné de démolir une quinzaine de maisons après la tempête Xinthia de 2010 et qu’elle a dû complètement réaménager ses berges. A Parempuyre, la maire socialiste de la commune, Béatrice de François, qui ne briguera pas un quatrième mandat, « attend la fin des concertations et enquêtes publiques pour donner [son] avis ».

La commune de Saint-Louis-de-Montferrand, en face du site prévu pour la construction de l’usine EMME, à Parempuyre, le 19 novembre 2025.
La commune de Saint-Louis-de-Montferrand, en face du site prévu pour la construction de l’usine EMME, à Parempuyre, le 19 novembre 2025. MARLÈNE AWAAD POUR « LE MONDE »

Pour éviter de se retrouver sous l’eau, EMME a prévu de poser son usine sur un remblai de 2 à 3 mètres et assure que le projet, soumis à des cabinets d’études, « n’aggravera pas le risque inondation ». Le terrain, gorgé d’eau en cet automne pluvieux, est en partie constitué de zones humides qui cohabitent avec des parcelles agricoles. « C’est une zone tampon qui protège une population d’environ 15 000 habitants, décrit Mme Menaut. Artificialiser ces sols va forcément modifier le système hydrologique. »

Proche d’un site Natura 2000, le terrain constitue une importante réserve de biodiversité. En cette fin novembre, les hérons ont pris leurs quartiers. L’élanion blanc, un petit rapace, s’y est installé pour se reproduire. Ces zones humides offrent des habitats pour de nombreux amphibiens, reptiles, mais aussi le hérisson, le vison d’Europe ou encore la loutre. « Le site présente une forte valeur patrimoniale faunistique », résume le Conseil national de la protection de la nature. Le 8 octobre, il a rendu un avis défavorable à la demande de dérogation – qui concerne 25 espèces protégées – estimant que les « impacts » du projet devaient être « réévalués » en raison d’une méthodologie d’évaluation « incomplète et parfois erronée ». Dans un avis rendu en octobre, l’Autorité environnementale ajoute aux « principaux points d’attention » (le risque inondation et la préservation des zones humides), la « préservation de la ressource en eau ».

Une « opportunité foncière »

Pour la Sepanso, le choix du site répond surtout à une « opportunité foncière ». Le terrain appartient au Grand Port maritime de Bordeaux. En 2015, celui-ci y a inauguré un nouveau terminal portuaire (Grattequina) : une plateforme en béton de 120 mètres de long sur 30 mètres de large d’un coût de 14 millions d’euros. A l’origine, il était question d’y acheminer des granulats pour la construction, puis des encombrants, puis des pales d’éoliennes. Aucun projet n’a abouti. Aujourd’hui, EMME promet de « 20 % à 30 % d’activité portuaire supplémentaire ». Le 12 mai, lors d’une réunion publique organisée à Parempuyre, des dockers avaient débarqué en force pour soutenir bruyamment le projet.

Florence Bougault, administratrice de la Sepanso Gironde, devant l’entrée du site prévu pour la construction de l’usine EMME, à Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025.
Florence Bougault, administratrice de la Sepanso Gironde, devant l’entrée du site prévu pour la construction de l’usine EMME, à Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025. MARLÈNE AWAAD POUR « LE MONDE »

Près de 500 000 tonnes de matières premières (nickel et cobalt) et de produits finis (sulfate de nickel et sulfate de cobalt) devraient transiter chaque année par conteneurs. Cancérogènes par inhalation, les sulfates de nickel et de cobalt sont miscibles immédiatement dans l’eau. « Cette installation à haut risque chimique représente un danger absolu pour les populations, la biodiversité et l’environnement en cas d’accident », dénonce Florence Bougault, de la Sepanso Gironde. « Il n’y aura aucune trace de nickel et de cobalt dans nos rejets dans le fleuve », assure de son côté EMME. En 2014, en Finlande, une raffinerie a déversé accidentellement 66 tonnes de sulfate de nickel dans la rivière Kokemäki. Résultat : plusieurs millions de moules mortes et des conséquences environnementales sur 35 kilomètres.

Des questions se posent également sur la viabilité économique et le financement du projet. Initialement estimé à 300 millions d’euros, il a été réévalué à 530 millions d’euros. Fervent soutien de EMME, qui promet de créer 500 emplois dont 200 directs, le président socialiste de la région Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, a fait part au gouvernement d’un « risque lié à la sécurisation du financement ». EMME a obtenu 150 millions d’euros de subventions publiques en crédit d’impôt au titre des « investissements dans l’industrie verte ».

Jean-Marc Farthouat, élu d'opposition (sans étiquette), à Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025.
Jean-Marc Farthouat, élu d’opposition (sans étiquette), à Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025. MARLÈNE AWAAD POUR « LE MONDE »

« Antonin Beurrier, le patron de EMME, est un chasseur de subventions publiques », juge Jean-Marc Farthouat, conseiller municipal (sans étiquette) dans l’opposition à Parempuyre. « J’ai servi l’Etat, je ne chasse aucune prime, indique au Monde M. Beurrier, qui dirige le fonds d’investissement Kul Lösningar, installé à Genève, en Suisse. Depuis trois ans, j’ai investi sur mes fonds propres pour porter ce projet qui permettra d’éviter 1,6 million de tonnes de C02 par an par rapport à une production en Chine ; nous serons en mesure de présenter l’ensemble des partenaires industriels et financiers en janvier. » Condisciple d’Edouard Philippe à l’ENA, ancien sous-préfet, ancien de la direction générale des finances, M. Beurrier a passé plus de dix ans en Nouvelle-Calédonie à la tête de compagnies d’extraction de nickel et de cobalt. Sa dernière expérience, au sein du groupe brésilien Vale, s’est soldée par la vente de la grande usine du sud de l’archipel sur fond de heurts sociaux et politiques.

« Un dossier industriel qui n’a rien de souverain »

La Sepanso s’interroge également sur le choix de miser sur une technologie en déclin : les batteries nickel-manganèse-cobalt (NMC). Les géants du secteur s’en détournent au profit de la technologie lithium-fer-phosphate (LFP), beaucoup moins coûteuse. Même virage chez les constructeurs : après Renault, Stellantis se retire d’un projet de gigafactory NMC en Italie pour accélérer la construction d’une usine LFP en Espagne avec le chinois CATL.

Le projet n’a pas été retenu par la Commission européenne parmi les 47 « projets stratégiques » visant à sécuriser l’accès aux matières premières critiques pour soutenir une filière européenne des batteries au point mort après la faillite du fleuron suédois Northvolt. Par ailleurs, selon EMME, le nickel et le cobalt seront importés majoritairement d’Indonésie et du Brésil. La piste calédonienne est également mise en avant, mais elle se heurte à l’accord de Bougival signé le 12 juillet : il prévoit que le minerai soit transformé prioritairement sur l’archipel. M. Beurrier précise qu’une partie des matières sera issue du recyclage des batteries usagées pour « diminuer notre dépendance à l’extraction minière ».

« L’Etat a reconnu comme projet d’intérêt national majeur un dossier industriel qui n’a rien de souverain, écologiquement contestable et économiquement fragile », estime Olivier Chambord, l’avocat de la Sepanso. Contacté par Le Monde, Matignon renvoie vers le ministère de l’industrie : « Le projet EMME est stratégique pour l’approvisionnement en nickel et cobalt des batteries françaises. Nous défendrons la légalité de la décision de l’Etat. »

Entrée du site prévu pour la construction de l’usine EMME, prévoyant de produire des sulfates de nickel et de cobalt, destinés à la fabrication des batteries de véhicules électriques, Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025.
Entrée du site prévu pour la construction de l’usine EMME, prévoyant de produire des sulfates de nickel et de cobalt, destinés à la fabrication des batteries de véhicules électriques, Parempuyre (Gironde), le 19 novembre 2025.
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