[pompé sur l’Humanité]
Les plus grands pollueurs européens sont parvenus à capter la quasi-totalité des aides publiques à la décarbonation pour mener des projets de stockage carbone. En France, Vicat entend construire un pipeline de 300 kilomètres et relier sa cimenterie de Montalieu-Vercieu (Isère), jusqu’à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), pour envoyer son CO2 par la mer jusqu’à Ravenne, en Italie. Un projet à plus d’un milliard d’euros sur sa partie française qui soulève de nombreuses inconnues sur sa faisabilité.
La France s’apprête à faire pleuvoir dès cette année près de 1,5 milliard d’euros sur les industries les plus polluantes du pays pour les aider à capturer et enfouir leur dioxyde de carbone à l’étranger.
Ce « pognon de dingue » versé avec la bénédiction de Bruxelles au nom du climat bénéficie avant tout au stockage carbone (CCS). Cette technologie développée par l’industrie du pétrole et promue à grand renfort de lobbying est désormais considérée comme indispensable pour décarboner l’industrie européenne.
Et le temps presse en vue de capturer dès 2030 au moins 50 millions de tonnes CO2 émis par les sites émetteurs (cimenteries, aciéries, usines d’engrais), de les relier par pipeline et bateaux aux sites de stockages souterrains définitifs, situés des centaines de kilomètres plus loin, en mer ou sous terre.
Le fonds pour l’innovation européen capturé par les projets de CCS
« Le CCS, c’est un peu un cheval de Troie des énergies fossiles en matière d’écologie, résume Aurélie Brunstein, chargée de plaidoyer industrie lourde au sein du Réseau Action Climat. C’est une technologie incertaine, qui nous fait perdre du temps et beaucoup d’argent. »
Dans un rapport publié en 2024, l’Institut pour l’économie de l’énergie et l’analyse financière (IEEFA) chiffrait l’effort financier à 520 milliards d’euros d’ici à 2050, dont 140 milliards de subventions publiques.
Face au mur d’investissement nécessaire pour déployer le CCS en Europe, la Commission a d’abord mis la main au portefeuille via son fonds pour l’innovation. Doté de 6,4 milliards d’euros sur la période 2020-2022, il a été phagocyté par les projets de CCS des cimentiers européens.
Le stockage carbone doit leur permettre de capturer les émissions du clinker, le composant le plus émetteur de CO2 lors de la fabrication du ciment. « Le Fonds pour l’innovation est devenu un fonds pour les cimentiers », regrette Camille Maury, spécialiste des politiques de décarbonation chez WWF, fonds mondial pour la nature.
Un rapport publié en février 2025, qu’elle a corédigé, révèle que les projets de CCS des fabricants de ciment européens ont reçu 2,5 milliards d’euros de subventions sur la période, soit 40 % des financements disponibles. « Les projets de stockage carbone sont moins nombreux que les projets d’hydrogène, mais ils sont sensiblement plus chers. »

La cimenterie Vicat d Montalieu-Vercieu (Isère), qui souhaite stocker son CO2 à Ravenne, en Italie.
Renversement du principe « pollueur-payeur »
Le CCS n’est pourtant pas le seul moyen de décarboner la production de ciment. Le développement des ciments par mélange, reposant sur une réduction du taux de clinker dans les ciments, a été méthodiquement sapé. Cette méthode plus sobre, moins chère et directement efficace pour réduire l’empreinte carbone du secteur du bâtiment manque cruellement de financements publics.
En France aussi, le soutien au ciment bas carbone est dans un cul-de-sac. Dans une lettre envoyée à un fabricant, consultée par l’Humanité, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) se dit « consciente de la pertinence de la technologie », mais regrette de ne pas avoir « l’aval juridique » pour l’intégrer « dans les cahiers des charges et (la) financer. » Et affirme que la Direction générale des entreprises « recherche des véhicules juridiques pour (…) aider ces projets, mais n’y est pas encore arrivée. »
Contactée, la DGE nous a renvoyés vers l’Appel à Projets “Première usine”, « qui peut notamment soutenir des projets de ciment bas carbone ». Sans préciser la part dédiée à cette solution permettant de réduire l’intensité carbone du béton. Dans le même temps, l’État s’apprête à verser 3 milliards d’euros – dont 1,4 milliard dès 2025 – aux « grands projets industriels de décarbonation » (GPID) adossés à des projets de CCS.
Une aubaine pour les super pollueurs, car l’architecture des financements en matière de décarbonation du ciment est dirigée vers les sites produisant du clinker. Le CCS apparaît dès lors comme un moyen, non pas de réduire les émissions mais de les perpétuer. Les tonnes de CO2 stockées leur offrant de nouveaux droits à polluer.
Ce renversement du principe « pollueur-payeur » permet aux industriels de se lancer dans des projets de CCS massivement subventionnés sur un site « vitrine », tout en délocalisant dans le même temps une part conséquente de leur production dans des pays aux règles environnementales plus souples.
« L’ensemble des subventions et des aides versées aux entreprises manquent très fortement de conditionnalités, aussi bien sociales qu’environnementales », grince Gérard Leseul, vice-président de la commission du Développement durable à l’Assemblée nationale.
« Rhône CO2 », un pipeline à un milliard de questions
Avant de stocker le CO2 dans des formations géologiques souterraines durant des milliers d’années, il faut le capter et le transporter. C’est l’ambition du cimentier Vicat, qui mise sur le CCS pour décarboner son usine de Montalieu-Vercieu (Isère), septième site le plus émetteur de CO2 en France.
Dès 2030, 1,2 million de tonnes de CO2 sont censées être envoyées jusqu’à la ville italienne de Ravenne, puis enfouies dans des champs d’hydrocarbures épuisés en mer Adriatique.
Nommé Callisto, ce projet vise le stockage de 4 millions de tonnes de CO2 dès 2027, puis de 16 millions de tonnes chaque année d’ici à 2030. Porté par le géant pétrolier italien ENI, Air liquide et le gazier transalpin Snam, Callisto a été sélectionné en 2023 dans la liste des projets d’intérêt commun (PIC) européens. Ce statut permet de couvrir jusqu’à 50 % des coûts de développement puis de construction par des subventions publiques, en plus de bénéficier de dérogations environnementales.
Pour enfouir un jour son CO2 en mer Adriatique, Vicat doit d’abord faire parvenir ses émissions jusqu’à un futur terminal de liquéfaction situé à Fos-sur-Mer, 300 kilomètres au sud, le long de la vallée du Rhône.
Le cimentier et ses partenaires SPSE et Elengy veulent transformer une canalisation désaffectée en carboduc, un pipeline transportant du CO2. Et le prolonger d’une vingtaine de kilomètres pour raccorder l’usine au terminal de liquéfaction opéré par Elengy à Fos-sur-Mer.
Chiffré entre 1 et 1,5 milliard d’euros, ce tronçon français, nommé « Rhône CO2 » est conditionné à l’obtention de subventions. Vicat compte déposer un dossier auprès de l’Innovation Fund dans les prochaines semaines et va candidater à l’appel à projet GPID (Grands projets industriels de décarbonation). « Les aides publiques jouent un rôle crucial pour rendre ce type de projets viables », affirment ses promoteurs dans le dossier de la concertation publique, ouverte le 24 mars.
Pour l’occasion, Rhône CO2 a été rebaptisé « Rhône décarbonation ». « Le plan présenté ne ressemble à rien », tempête Stéphane Coppey, délégué aux affaires juridiques, aux transports et à la mobilité de France Nature Environnement Bouches-du-Rhône « Il n’inclut ni le transport maritime ni la séquestration en Italie : il s’arrête au milieu du chemin. » La concertation préalable est ouverte jusqu’au 20 juin 2025. La décision finale d’investissement sera prise en 2027.
D’ici là, de nombreux points techniques doivent encore être tranchés, notamment liés au niveau de pureté du CO2 injecté dans le pipeline. Ce paramètre influe directement sur la corrosion du carboduc et donc sur le risque de fuites. SPSE affirme vouloir opérer son carboduc avec 95 % de pureté. Une ambition sur laquelle devront s’aligner les autres usines qui voudraient s’y raccorder.
La question du taux de pureté pourrait « rendre les opérations de captage et de traitement des flux de CO2 trop coûteuses pour certains émetteurs, et conduire ainsi à des risques de distorsion de concurrence, notamment lors du stockage du CO2 au-delà des frontières », affirme le rapport de la mission flash sur le CCS, commandée par Bercy au Conseil général de l’économie en 2024.
« Le transport de CO2 par bateau, c’est de la science-fiction »
Une fois arrivé par pipeline à Fos Tonkin sur le site d’Elengy, le CO2 doit entamer son véritable périple jusqu’à Ravenne en contournant la Sicile.
Problème de taille : les LCO2, des bateaux dédiés au transport du CO2, ne seront pas mis en service avant 2030, puisque leur construction n’a pas encore commencé. Les deux seuls bateaux en activité en Europe, situés en mer du Nord, ne possèdent qu’une capacité de 7 500 m3.
Ce faible tonnage va obliger à de nombreux allers-retours au regard des quantités à transporter. Sans compter les émissions liées aux combustibles fossiles pour les faire naviguer. « Le transport de CO2 industriel par bateau, c’est de la science-fiction. Et c’est un problème qui va se poser pour tous les autres fluides de la transition », estime un ancien conseiller ministériel sous couvert d’anonymat.
À Ravenne, Callisto doit entrer dans sa phase industrielle dès 2027. Mais de nombreuses questions se posent déjà : le site est implanté en zone sismique, sujet aux inondations et vulnérable aux futures catastrophes climatiques.Dans sa mission flash, le Conseil général de l’économie estimait que « les projets n’ayant pas encore démarré en 2024 pourraient difficilement atteindre une ”maturité commerciale” d’ici à 2030. les sites de stockage en Méditerranée ne semblent pas offrir de solutions viables de stockage pour les émetteurs français avant 2030, voire 2035. »Face aux obstacles physiques, chimiques et sociaux qui se dressent devant le déploiement du CCS, son potentiel pour réduire les émissions mondiales décline. Entre 2021 et 2023, l’Agence internationale de l’énergie a même revu à la baisse la part du CCS dans ces scénarios « net zero », passant de 7,6 à 6 gigatonnes, soit 10 % des émissions mondiales stockées en 2050.