[pompé sur reporterre]

Enchaînés ensemble, des autochtones sámis et des écologistes tentent de stopper la mine la plus au nord d’Europe. Elle menace un fjord essentiel pour eux, mais aussi pour les rennes et saumons sauvages.
Des voitures s’élancent en trombe dans le froid glacial de la nuit arctique, leurs phares transperçant les forêts de bouleaux. Une montagne se dresse devant eux, meurtrie par une mine de cuivre. Par chance, l’agent de sécurité n’est pas en poste : des ombres descendent des voitures, forcent la grille, s’engouffrent dans la brèche. Elles garent un vieux mobil-home repeint aux couleurs du drapeau sámi à l’entrée de la mine et s’y enchaînent. Il est 4 heures du matin en cette froide journée de fin septembre, et les machines de l’entreprise minière Nussir ASA se retrouvent bloquées par une dizaine d’activistes écologistes. La police de la ville la plus proche, Hammerfest (à 50 km de là), mettra des heures à venir : dans le cercle arctique norvégien, à deux heures du Cap Nord, les distances sont immenses.
« Nous sommes ici pour empêcher Nussir ASA d’effectuer ses forages. Ils ne s’attendaient pas à ce que l’on vienne, et notre but est de rester ici aussi longtemps que possible. Chaque heure perdue représente une perte économique pour eux », déclare Sunniva Jacob Svenkerud, activiste de 19 ans venue du sud de la Norvège pour cette action de désobéissance civile. « Nous n’avons qu’une seule planète, qu’un seul Repparfjord, et avons espoir de les préserver », dit aussi Mirijam Goepel, 20 ans, attachée à sa camarade avec de solides chaînes d’acier.

Deux heures plus tard, le soleil se lève doucement sur le Repparfjord, cet estuaire classé comme réserve protégée des saumons sauvages, où Nussir ASA prévoit de décharger 30 millions de tonnes de déchets et de minerais liés à l’extraction du cuivre sur les vingt prochaines années.
L’entreprise, dont les premiers employés arrivent et découvrent la situation, a pris le nom de la montagne qu’elle compte forer, Nussir — un site considéré comme sacré par certains éleveurs sámis et important pour la transhumance des troupeaux de rennes. Ce peuple autochtone de 75 000 à 85 000 personnes est réparti entre la Norvège, la Finlande, la Russie et la Suède, dans ce territoire arctique — le Sápmi — où ils pratiquent la pêche et l’élevage depuis plus de onze millénaires. Après des siècles d’assimilation forcée par l’Église, ils doivent maintenant lutter pour préserver leur mode de vie et leurs terres ancestrales.

Luttes sámies et écologistes unies
« C’est totalement fou que des éleveurs sámis et des activistes se retrouvent arrêtés et sanctionnés pour exiger le respect des lois, alors que les entreprises minières qui détruisent nos terres et transforment nos fjords en décharges s’en tirent sans conséquence », dit Mathilde Ballari, activiste sámie de 26 ans venue en tenue traditionnelle pour protester contre le projet minier. Après une première exploitation dans les années 1970, un nouveau projet a émergé en 2005. Cela fait plus de vingt ans que le feuilleton continue, entre retraits d’investisseurs, arrêts et reprises des travaux.
Car en Norvège arctique, les terres appartiennent aux habitants et aux Sámis, et chaque entreprise doit trouver un accord avec eux avant de lancer de nouveaux projets. Sauf que les habitants et éleveurs du Repparfjord contactés par Reporterre garantissent ne jamais avoir été consultés et ont plusieurs fois saisi les tribunaux. Depuis juin, Nussir ASA et ses nouveaux investisseurs canado-étasuniens semblent déterminés à mener le projet à bout en reprenant les travaux — ils n’ont pas répondu aux sollicitations de Reporterre.

Il est 16 heures, le soleil est maintenant haut dans le ciel quand la police norvégienne débarque sur les lieux. Après avoir pris l’identité de tous les activistes présents, elle avance une plateforme sur une tractopelle et commence à couper au sécateur les chaînes des activistes, avant de les expulser des lieux.
« Laissez les fjords vivre ! » hurlent ces derniers alors que les agents les embarquent dans leurs fourgons. Ils écoperont chacun d’une amende de 20 000 à 26 000 couronnes norvégiennes (1 700 à 2 200 euros) : des sommes importantes pour ces jeunes activistes.

Épuisés mais heureux d’avoir tenu aussi longtemps, ils retournent à leur campement, à quelques minutes de là. Sur le terrain d’un habitant opposé à la mine, ils ont élevé des lavvó, ces tentes circulaires traditionnelles sámies faites en cuir de renne. Le camp est organisé par une alliance d’activistes sámis et écologistes norvégiens, la plupart membres de Natur og Ungdom (« Nature et jeunesse »), la branche jeunesse d’une organisation écologiste norvégienne. Autour d’un feu de bois et d’un repas de truites pêchées dans le fjord, ils décompressent, rigolent, refont le monde.
« Comme si on broyait mes propres os »
Dans le mobil-home siglé d’un « Sauvez les fjords », Ingrid Eline Barrabes Gørrissen, jeune activistes sámie de 22 ans, répond aux questions d’une anthropologue étasunienne venue étudier les luttes environnementales autochtones.
« Je suis une “Sea-Sámi” [une « Sámie des eaux »], mon père et moi pratiquons la pêche plus au sud, dans la région des Lule-Sámi. Mais il devient de plus en plus difficile d’attraper des poissons ou de ramasser des coquillages à cause des effets du réchauffement climatique, explique-t-elle. Le fjord près duquel ma grand-mère a grandi a déjà été intoxiqué par des déversements similaires de déchets miniers. »
Pour elle, « il est vital » de défendre ce fjord et cette montagne : « Cela me fait physiquement mal quand j’entends les explosions du forage, comme si on broyait mes propres os. »

Comme beaucoup de Sámis, Ingrid redécouvre sa culture, passée sous silence dans sa famille depuis des décennies à cause de la politique d’assimilation forcée de la Norvège. « Je renoue avec la couture, la langue des Lule-Sámi, la pêche : ce lien avec nos traditions et la nature est comme une renaissance, que je veux défendre avec acharnement face au greenwashing et au colonialisme vert de la Norvège, qui menacent notre mode de vie », insiste la jeune étudiante.

C’est aussi le cas d’autres habitants de la région, dont nombreux sont opposés à la mine. Le Repparfjord est l’un des dix fjords les plus importants de Norvège pour la reproduction des saumons sauvages — et l’un des lieux préférés de pêcheurs amateurs venus du monde entier.
« Tout le monde ici vit de près ou de loin de la pêche. Or, il se remet tout juste de la pollution des années 1970 : les poissons étaient morts ou partis et la pêche s’était effondrée, raconte Yngve Nilsen, pêcheur de 46 ans qui tient une boutique d’équipement et s’engage depuis vingt ans contre le projet. La maison où j’ai grandi va être démolie par la mine ; si ce projet réussit, je n’aurais plus aucune raison de vivre ici. »

« Éradiquer toute forme de vie »
Des craintes corroborées par l’Institut de recherche maritime norvégien, qui souligne les dangers qui guettent l’écosystème du fjord, dont la reproduction des truites, saumons, cabillauds et coquillages. En cause : la pollution aux métaux lourds — cuivre, nickel, chromium — et une saturation de particules fines minérales.
« L’entreprise a prévu de décharger dix fois plus de déchets par an que lors des années 1970, mais on n’a pas de modélisation assez précise pour quantifier exactement les dégâts », explique Terje van der Meeren, auteur de plusieurs rapports pour l’Institut.

« La décharge va éradiquer toute forme de vie sur plusieurs km² au fond du fjord », ajoute-t-il, soulignant que les particules fines peuvent être portées sur des kilomètres par les courants de ce fjord peu profond — et donc affecter la vie marine bien au-delà. « Cela pourrait mettre plusieurs siècles avant que les sédiments recouvrent les déchets et que le fjord revienne à la normale », dit-il avec inquiétude.
La Norvège est l’un des rares pays au monde qui permet encore la décharge de rejets miniers et industriels dans les fjords. C’est que les métaux comme le cuivre sont convoités à la fois pour la transition énergétique et ses batteries, et par l’industrie de la défense en plein réarmement de l’Otan face à la Russie. À ces décisions géostratégiques, les Sámis et écologistes tentent de faire valoir l’humanité et la survie de la planète.