[pompé sur lemonde]
Longtemps, la population de cette ville du nord de la Suède a accepté que la mine de fer, qui fragilise les sols, dicte son sort. Mais la frustration grandit et l’aide de l’Etat est exigée alors qu’un nouveau tiers des habitants va devoir être délocalisé.
Les images ont fait le tour du monde. Un peu après 8 heures, le 19 août, l’église en bois de Kiruna, construite en 1912, à 150 km du cercle polaire, s’est lentement ébranlée, sous le regard de centaines de spectateurs. Haute de 35 mètres et pesant 672,4 tonnes, portée par une remorque équipée de 224 roues, elle a parcouru 5 km en deux jours, avant d’atteindre son nouvel emplacement. Filmée par trente caméras, cette prouesse a été retransmise en direct sur le site de la télévision publique suédoise SVT.
Préparé depuis des années, l’événement devait être le point d’orgue d’un projet pharaonique, décidé en 2004, consistant à déménager le centre historique de la ville minière et au moins un tiers de ses 23 000 habitants, pour continuer à exploiter le minerai de fer de ses sous-sols. Pour célébrer cet instant, la compagnie publique Luossavaara-Kiirunavaara AB (LKAB), qui finance l’opération, a offert aux habitants de Kiruna un grand concert, avec la star de la variété, Carola Häggkvist, en présence du roi Carl XVI Gustaf.
Mais le 28 août, l’ambiance festive a laissé place à la consternation. Lors d’une conférence de presse, le PDG de LKAB, Jan Moström, a annoncé que le chantier continuait : 2 700 logements supplémentaires, concernant 6 000 personnes, allaient devoir être déplacés dans les dix prochaines années. Une délocalisation indispensable, selon Jan Moström, pour permettre à la compagnie de poursuivre l’exploitation de la mine, qui provoque une déformation des sols, plaçant désormais la ville de Kiruna au bord d’un gouffre. Pour le patron de LKAB, la nouvelle est « fondamentalement positive », car elle signifie que « nous avons tant de minerais que nous pouvons poursuivre nos activités et investir dans notre avenir commun », a-t-il expliqué.
« Ma chère ville natale est à genoux »
Joint par téléphone, le maire social-démocrate, Mats Taaveniku, est loin d’être aussi enthousiaste. « Nous savions que d’autres habitants allaient devoir déménager et nous nous préparions. Mais le scénario qui nous a été présenté est pire que ce que nous avions imaginé », commente-t-il. L’édile avoue qu’il ne sait pas comment sa petite commune va pouvoir mener de concert la transformation urbaine en cours – dont « 30 % à 40 % reste à réaliser » – et préparer la phase suivante. A Kiruna, la majorité de la population semble se résoudre à la décision de transférer la ville à quelques kilomètres de son emplacement actuel.
Inenvisageable, une solution aurait été de fermer la mine, joyau de la compagnie LKAB, elle-même fleuron de l’industrie suédoise, qui fournit 80 % du minerai de fer extrait en Europe et contrôle un des plus grands dépôts de terres rares du Vieux Continent. Dans la commune, 4 000 personnes travaillent pour LKAB et 4 000 autres emplois dépendent de la mine, selon le maire. Le déménagement s’est donc rapidement imposé, malgré le prix exorbitant de l’opération. LKAB a déjà déboursé 23 milliards de couronnes (2,09 milliards d’euros) – dont un demi-milliard pour le transfert de l’église – et a provisionné 9,5 milliards supplémentaires. Mais si le pragmatisme dominait jusque-là, la colère gronde depuis l’annonce du PDG.
« Ma chère ville natale est pillée et à genoux », écrit l’écrivaine Ann-Helén Laestadius, dans une tribune très commentée, publiée dans le quotidien Dagens Nyheter, où elle rappelle que « les milliards générés par la mine sont investis dans le Sud [de la Suède], tandis que Kiruna souffre ». Sur les réseaux sociaux, des habitants réclament des compensations et s’inquiètent pour l’avenir de leur ville endettée, en perte de repères, à mesure qu’ils disparaissent ou sont déplacés.
Déménager les vivants… comme les morts
En avril 2024, LKAB et Kiruna ont signé un accord, prévoyant le versement de 227 millions de couronnes (plus de 20 millions d’euros) à la municipalité pour des frais imprévus liés au déménagement. Insuffisant selon le maire. Car en plus de souffrir d’un manque chronique de main-d’œuvre, en raison des salaires élevés offerts par la mine, Kiruna fait face à la flambée des coûts et voit ses dépenses s’alourdir, tandis que les habitants, qui ont dû déménager, subissent des hausses de loyer. Une injustice, dénonce Mats Taaveniku, qui rappelle qu’en vertu de la loi suédoise, LKAB ne verse pas une couronne de taxe à la municipalité. Si l’Etat ne met pas la main à la poche, avertit-il, « la relocalisation ne pourra être menée à temps et la production de la mine va devoir baisser ».
Par ailleurs, certaines questions sensibles restent à résoudre. Parmi elles, celle du sort des 5 000 défunts, dont les cendres ont été dispersées depuis un siècle dans un jardin du souvenir, ou entreposées dans le columbarium, qui jouxtaient l’église, avant d’être transportés à 5 km de là. « Déménager les vivants est bien plus aisé que les morts », constate Roger Marjavaara, professeur associé de géographie du tourisme à l’université d’Umea et coauteur d’une étude sur la relocalisation des cimetières suédois. « Le principe du repos éternel des défunts est universel, mais il est en contradiction avec la mobilité qui caractérise le monde des vivants », observe-t-il.
Les habitants de la cité minière ont finalement accepté le transfert de leurs morts. Mais ils y ont mis une condition : aucun d’entre eux ne saurait être abandonné sur un terrain qui, à terme, pourrait être englouti sous terre sous l’effet de la fragilisation continue du sol liée à l’exploitation de la mine.