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Depuis deux ans, le peuple soudanais subit les conséquences d’une guerre impitoyable entre l’armée régulière et un groupe paramilitaire. Dans l’ombre du conflit, les Émirats arabes unis lorgnent l’or et les terres arables.
Cela fait exactement deux ans que le Soudan, troisième plus grand pays d’Afrique, est ravagé par une guerre civile. Ce conflit, décrit comme « la crise humanitaire et de déplacement la plus dévastatrice au monde » par les Nations unies, oppose les Forces armées soudanaises (FAS), l’armée régulière commandée par Abdel Fattah al-Bourhane, et le groupe paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR), dirigé par Mohamed Hamdane Daglo, dit « Hemetti », un ancien chef de milice qui a opéré pendant la guerre du Darfour (2003-2020).
Les chiffres sont horrifiants : on compte 12 millions de déplacés et plus de 150 000 morts, d’après une estimation faite en 2024 par l’ancien envoyé spécial étasunien au Soudan Tom Perriello. Près de 25 millions de personnes, soit la moitié de la population, souffrent d’une insécurité alimentaire aiguë, dont 8,5 millions en situation d’urgence ou de famine, selon les Nations unies et le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC).
Les mines et les terres au cœur du conflit
En janvier, les Forces de soutien rapide ont été accusées par les États-Unis de génocide contre la communauté Masalit, dans le Darfour, où leurs soldats ont « systématiquement tué des hommes et jeunes garçons et violé des femmes et jeunes femmes du fait de leur origine ethnique ».
Au cœur de cette guerre effroyable, les ressources naturelles du Soudan, en premier lieu son or et ses terres, suscitent l’intérêt d’acteurs puissants. Le pays, qui occupe une position stratégique sur la mer Rouge, est le troisième producteur d’or d’Afrique.
Actuellement, des mines sont exploitées dans les zones sous contrôle des FAS comme dans celles des FSR. Les bénéfices des ventes des deux groupes ennemis, qui avaient créé des sociétés de négoce d’or bien avant la guerre, leur permettent d’acheter des armes.
Ce commerce profite aussi aux acheteurs, et surtout aux Émirats arabes unis (EAU). Ces derniers sont connus pour être l’une des « principales plaques tournantes internationales du commerce » de ce métal précieux, et la première destination de l’or illégal africain, comme l’a montré l’ONG suisse SwissAid.
Les Émirats arabes unis sont obligés d’importer 90 % de leurs denrées alimentaires
Avant le déclenchement de la guerre, la quasi-totalité de la production du Soudan partait vers les EAU, un trajet qui semble toujours d’actualité. Une partie passe aussi en contrebande par d’autres États, dont l’Égypte, avant d’y arriver.
Les vastes terres arables et les produits agricoles du Soudan sont une autre source d’intérêt majeur dans cette guerre. Depuis le début des hostilités, les Forces de soutien rapide mènent de violentes campagnes qui déplacent les populations et s’emparent des terres.
Elles ont détruit de nombreux villages dans l’État de Gezira, la plus grande zone agricole irriguée du pays, pour convertir cette dernière en « gigantesques ranchs militarisés », a rapporté en 2024 dans le Guardian Nicholas Stockton, un ancien fonctionnaire des Nations unies. Le commerce du bétail vers les pays du Golfe est « redevenu la principale industrie d’exportation du Soudan » et « le principal moteur de la guerre », a-t-il dit.
Près d’un million d’hectares de terres sous contrôle
Dans ce secteur, les Émirats arabes unis, qui manquent de terres arables et doivent importer 90 % de leurs denrées alimentaires, sont en première ligne. Comme les autres pays du Golfe, ils sécurisent leurs approvisionnements depuis la crise alimentaire de 2008 en prenant le contrôle de grandes superficies de terres agricoles un peu partout dans le monde. L’organisation Grain a documenté leur « pouvoir croissant » dans « le système alimentaire mondial ».
Le Soudan occupe une place importante au sein de cet « empire logistique » que les Émirats sont en train de bâtir et « qui relie désormais environ un million d’hectares de terres agricoles acquises par les Émirats dans le monde entier à un réseau de ports et de plates-formes logistiques », souligne Grain.
Ainsi, avant la guerre, les EAU avaient conclu avec Khartoum un contrat de six milliards de dollars pour construire un port sur la côte soudanaise et misaient sur des investissements agricoles à grande échelle. Depuis plusieurs années déjà, de grosses entreprises émiraties contrôlent des dizaines de milliers d’hectares dans le pays.
Les chiffres traduisent bien l’importance que les ressources soudanaises représentent pour les EAU : en 2023, les principaux produits exportés par le Soudan vers les Émirats étaient l’or (1,03 milliard de dollars), des graines oléagineuses (15,9 millions de dollars) et des cultures fourragères (14,2 millions de dollars).
Les Émirats arabes unis, acteur incontournable
Pour protéger leurs intérêts, les EAU n’ont pas hésité à prendre parti lorsque la guerre a éclaté : ils ont choisi de soutenir les FSR de Hemetti, avec lesquelles ils étaient déjà en lien d’affaires, selon de nombreux spécialistes de la région et des enquêtes journalistiques. Ils les alimenteraient, entre autres, en armes, en violation d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.
De l’avis de plusieurs experts, ce mécénat, que les Émirats nient cependant assurer, a été jusqu’ici décisif : sans lui, les FSR n’auraient pas pu tenir aussi longtemps face aux Forces armées du Soudan, comme l’ont expliqué des experts, dont le politologue Federico Donelli et le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, qui dépend du département de la Défense des États-Unis.
« Des acteurs extérieurs ont soit activement encouragé les combats, soit fermé les yeux »
« L’horreur au Soudan montre de façon alarmante jusqu’où les Émirats arabes unis sont prêts à aller pour sécuriser leurs intérêts agricoles à l’étranger », constate Grain. Tout en fournissant des armes et un soutien logistique aux FSR, les Émirats prônent la paix et versent des centaines de millions de dollars pour financer l’aide humanitaire au Soudan. Alors que la guerre a détruit le système de production du pays, ils ont aussi organisé en 2024 un sommet mondial sur la sécurité alimentaire.
Le rôle déterminant des EAU fait dire à des experts que l’une des principales clés du conflit se trouve aujourd’hui du côté d’Abou Dabi. « On peut affirmer sans crainte que quiconque souhaite mettre fin aux combats au Soudan devra composer un numéro commençant par +971 [indicatif téléphonique des EAU], puisque toutes les routes menant à Hemetti passent inévitablement par les Émirats », estime Andreas Krieg, professeur assistant au King’s College à Londres.
Mais on sait aussi que l’Égypte et le Qatar, notamment, soutiennent de leur côté les FAS. Si la guerre et les massacres se prolongent, c’est en partie « parce que des acteurs extérieurs ont soit activement encouragé les combats, soit fermé les yeux », a analysé la chercheuse Leena Badri.
Les pays voisins menacés
L’Union européenne (UE) et les autres acteurs internationaux « n’ont pas su agir de manière significative pour protéger les civils attaqués », a déploré de son côté un collectif d’organisations dans une lettre adressée fin mars à la cheffe de la diplomatie de l’Union européenne et aux ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’UE.
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Pour l’instant, il n’y a aucune perspective de paix en vue. Fin mars, les troupes d’Abdel Fattah al-Bourhane, considéré par les Nations unies comme le dirigeant de facto du pays, ont repris l’entier contrôle de Karthoum, mais les FSR tiennent toujours une partie du sud du pays et presque tout le Darfour (ouest).
Désormais, les experts redoutent une propagation du conflit aux pays voisins, comme le Soudan du Sud et le Tchad, où la situation est déjà très fragile, voire explosive. Près de deux millions de Soudanais y sont réfugiés.